Sur le métier

Marier le cuir et le cristal : tel est le défi lancé à deux designers, Frédéric Sionis et David Pergier, pour l’élaboration d’une collection de vases. Des cristalleries Saint-Louis à l’atelier Hermès Petit h, en passant par celui du plisseur Gérard Lognon, nous avons suivi le parcours des créateurs, poussant avec eux les portes de ces lieux magiques et hors du temps. Là où la matière reine, triturée, sentie, questionnée, devient objet.

 

Frédéric Sionis et David Pergier travaillent habituellement comme designers indépendants. Mais lorsqu’un jour de janvier ils rencontrent Gérard Lognon, l’idée d’un projet commun germe vite. Les portes de son atelier à peine franchies, leur imagination s’emballe. Dans cet immense appartement à deux pas de l’opéra Garnier, on travaille comme il y a 150 ans, lorsqu’Émilie, la grand-mère, plissait les étoffes des élégantes parisiennes. Près de 3000 moules en cartons, aux motifs incroyables, dessinés et fabriqués à la main, une étuve pour cuire le tissu, de longs établis et le souci de la perfection : tout est là. En quelques plis, les designers et Gérard Lognon tissent un lien très fort. Car au-delà des savoir-faire, le métier, c’est surtout ceux qui le pratiquent, qui le partagent. « J’ai repris l’entreprise le 1er janvier 1967. Sans le travail de mes ancêtres, sans « éducation » comme on dit dans la profession, rien n’aurait été possible. J’ai appris à faire, à défaire, puis à refaire, explique le plisseur. Après, j’ai pu apporter ma contribution. Maintenant j’ai beau avoir l’âge de l’habitude, j’aime la nouveauté. Même plus : ça me rajeunit ! Avec eux c’est pareil, ils sont venus me proposer, sans jamais rien exiger, juste avec l’envie d’apprendre. Alors je leur ai dit, venez, et nous avons tenté des choses. »

Rien ne se perd, tout se transforme

Deux prototypes de lampes et une table plus tard, le trio reçoit la visite de l’équipe de Petit h. Les familles Hermès et Lognon se connaissent depuis toujours, partagent la même vision du métier, le même amour de la matière. « Aucune n’est indigne, elles méritent toutes notre regard. Et chacun y trouve sa porte d’entrée : l’artisan, le designer, tout le monde », souligne malicieusement Pascale Mussard, directrice artistique de Petit h. En 2009, lorsqu’elle crée la structure avec l’aide de Cyril Feb, le directeur général, elle réalise un rêve de petite fille. Descendante d’Émile Hermès, elle baigne depuis l’enfance dans les belles choses et les vapeurs de cuir. Mademoiselle « On-ne-jette-pas-ça-pourra-toujours-servir » traîne dans les ateliers, ramasse les chutes, façon Petit Poucet et les conserve comme des trésors. Parce que la perfection suppose un tri radical, des pertes, des rebus, des ratés. Ici, ils sont les acteurs principaux, les ingrédients de la ré-création. Ils prennent un second souffle, deviennent un bijou, un vase ou un dessous de plat. Ils vivent par les mains expertes des artisans, couturières, orfèvres, ou encore selliers-maroquiniers. Ceux qui, toute leur vie n’ont fait que des sacs, « se coltinent tout d’un coup la forme grâce à l’astuce des designers », dixit madame Mussard. Car la réinvention, la reconversion de la matière ne peut avoir lieu sans celle des gestes et des outils.

Variation sur le défaut

Comment, donc marier la peau et le cristal ? Par le plissé, en recréant le motif taillé, comme une image fantomatique du vase, avec une enveloppe en cuir. Une jolie façon aussi d’établir un dialogue avec le patrimoine. Et c’est parce qu’ils ont connaissance des moules de Monsieur Lognon que Frédéric et David en ont l’idée. Le modèle Pic-pic – dessiné par le grand- père – n’est pas sans rappeler la taille Ananas du Grand Versailles de chez Saint-Louis ; Écaille et Mozart lui ressemblent aussi étrangement. « Nous allons presque à l’inverse de notre travail de designers : sans pensée de la standardisation de la production, explique Frédéric. Tout le procédé de conception est basé sur la surprise, la rencontre avec la pièce. Nous ne savons jamais à l’avance où va se trouver le défaut. Il y a un esprit de famille, un principe commun à l’ensemble. Le reste, c’est le jeu du hasard. D’où l’importance du savoir-faire de tous les acteurs du projet. » Les créateurs montrent les vases au plisseur, celui-ci leur indique ses moules correspondants, les épaisseurs de cuir possibles… En bref, « faut voir, faut tâter », comme aime à le dire Gérard Lognon. Puis ils repartent à Saint-Louis, les chaussettes plissées sous le bras. Sur place, pour faciliter leur pose, les artisans verrier creusent de petites défonces sur le haut et le bas de chaque pièce. Celles-ci sont ensuite sablées, pour unifier la surface, la rendre plus mat, et permettre, en douceur, la fusion du cristal et de la peau. De retour chez Petit h, Mickaël, le sellier-maroquinier, apporte sa pierre à l’édifice. Comment réaliser la finition imaginée par les designers ? Quelle solution proposer pour que le cuir, une fois mis en place ne s’écrase pas ? Parce que trouver la parfaite équation, c’est long.


Architectures à vivre n° 66, octobre-novembre 2011
pp. 132-143
(photos reportage, Clément Guillaume)