Pierre Paulin, rétrospectivement

Ce printemps, le Centre Pompidou et la Galerie Pascal Cuisinier rendent hommage à l’œuvre du designer français Pierre Paulin, disparu en 2009. De ses premières créations du début des années 1950 à ses sièges novateurs devenus iconiques, en passant par ses recherches sur les textiles extensibles et ses projets d’architecture intérieure, se dessine, en deux expositions, une vision avant-gardiste et paradoxale, profondément sensuelle, et toujours guidée par l’invention technique de son temps.

 

Dans l ’introduction de son ouvrage consacré à l’histoire du design industriel en France de 1945 à 19801, Claire Leymonerie cite Jocelyn de Noblet, historien du design, qui interrogé en 1973 alors qu’il prépare un livre intitulé Design : introduction à l’histoire de l’évolution des formes industrielles de 1820 à aujourd’hui, déclare : « Il n’y a pas de design en France, il n’y a que de brillantes individualités isolées. » Une thèse que la figure du créateur Pierre Paulin (1927-2009), qui amorce sa carrière au début des années 1950, accrédite et réfute en même temps. Accrédite, parce que l’homme semble être indissociable de l’œuvre. Le travail se comprend à travers la personnalité et les événements qui l’ont façonnée. Les deux expositions présentées ce printemps font d’ailleurs le choix de la lecture biographique et chronologique. Et la majorité des – nombreux – ouvrages publiés et événements organisés ces dernières années n’ont eu de cesse de construire le mythe – non pas qu’il n’y ait matière à, loin de là. Mais elle la réfute aussi, parce que probablement plus que ses confrères, il est dès ses débuts, fondamentalement designer, novateur dans son approche en rupture avec la tradition. Dans un article publié sur le site Next du journal Libération, Anne-France Berthelon souligne avec justesse : « Un jour dans l’édition limitée, un autre dans la production en série, un regard prospectif parfois en jet lag stylistique : Pierre Paulin navigue entre les paradoxes […]. »

Designer malgré lui?

Moins éduqué dans la tradition des arts décoratifs que ses contemporains, il revendique une certaine autodidaxie, doublée d’une attitude de rupture, dans une France en pleine Reconstruction. Sa capacité à synthétiser l’esprit d’une époque et des influences multiples (notamment américaines et scandinaves) dans des formes et des fonctions nouvelles ; son intérêt développé pour l’innovation technique et la notion de gamme ; son dessin ; ses aspirations démocratiques et radicalement modernes à un autre mode vie, sont autant d’indicateurs d’une approche tournée vers la production industrielle de produits de série. Il est designer malgré lui, peut-être de fait aussi : on ne l’appelle pas, à l’instar de certains ses contemporains, sur de vastes programmes d’aménagement – Joseph-André Motte, avec qui il a terminé sa formation chez le décorateur Marcel Gascoin, réalise par exemple l’intérieur de l’aéroport d’Orly (1958-1961) ou les stations du métro parisien (1973). Il se concentre donc majoritairement sur la conception d’objets (luminaires ou coupes produits avec les ateliers Disderot) et surtout de mobilier, qu’il autofinance au départ pour participer aux salons des Arts ménagers. Il collabore avec les éditeurs Meubles TV (1955), puis Thonet France (1952-1959) – pour qui il est également chargé de la communication, des maquettes et documents publicitaires – et Artifort (à partir de 1959), avec lesquels il mène des recherches passionnantes sur les principes de gamme, la conception, les techniques de fabrication et l’usage contemporain des sièges notamment. L’Atelier de recherche et de création (ARC) du Mobilier National fait appel à lui dès 1968, lui ouvrant un autre champ d’exploration fécond. Là, il pose les bases de projets qu’il réexploite, recycle, transforme, et dont certains sont aujourd’hui (enfin ?) édités en série limitée. Il réalise également l’aménagement des salons privés de l’Élysée sous la présidence de Georges Pompidou (1969-1973). Il entame une carrière de designer industriel au sens plus consacré, lorsqu’il ouvre en 1975, l’agence ADSA, avec sa future épouse Maïa Wodzislawska et Marc Lebailly, psychanalyste et sociologue. Il met par exemple au point des gammes de petit électroménager pour Calor, des sièges de jardin en plastique ou des prototypes de meubles monobloc de salle de bains pour la marque Allibert. Son activité devient alors globale. Mais au-delà des paradoxes ou des contradictions de ses aspirations – il œuvre sur tous les fronts mais souffre d’un manque de reconnaissance de la part du grand public –, l’invention technique semble avoir constitué un immuable fil rouge, alliée puissante de son approche visionnaire.

Inventeur ?

« N’ayant pu sculpter le dur, c’est le mou qu’il va affermir. » Faisant référence à un accident au cours duquel il se sectionne un nerf pendant sa formation de sculpteur sur pierre à Baune, et qui l’empêche de poursuivre dans cette voie, Catherine Geel, dans l’ouvrage qu’elle consacre au designer en 2008, met ainsi en lumière l’approche originale et novatrice de la conception que développe Pierre Paulin. Dans un article publié en 1965 dans Le Figaro, ce dernier déclarait : « Mes sièges ? Si l’image n’est pas trop hardie, disons qu’ils devraient, à l’égal d’un rocher, faire étroitement corps avec le sol. Une seule et même masse, souple, arrondie, sans piètement, à l’exception de quelques modèles montés sur une légère colonne centrale ». Cela passe par un houssage total de la structure d’assise, désolidarisée du piétement dans un premier temps, pour développer des formes sculpturales à l’aspect particulièrement douillet. Une transformation visuelle qui en engage une autre, technique, car elle modifie dès lors les méthodes et l’organisation de la chaîne de production. Pour sculpter la mousse et habiller les meubles, il va en effet chercher procédés et matériaux dans d’autres domaines, et mobilise tout le savoir-faire des entreprises avec lesquelles il travaille. C’est d’ailleurs grandement sur cette base exploratoire que se noue la collaboration avec l’éditeur Thonet France. Ensemble, ils mènent des recherches sur les textiles extensibles utilisés dans l’habillement (qui feront l’objet de dépôts de brevet) – formant des chaussettes monobloc sans coutures épousant parfaitement les courbes des modèles – et les mousses, qui seront désormais moulées sur la structure – un procédé emprunté à la sellerie automobile. Avec Artifort, il perfectionne la technique, jusqu’à faire disparaître le piétement du siège, comme dans l’une de ses créations les plus iconiques, le fauteuil Mushroom. Cloé Pitiot, commissaire de l’exposition organisée au Centre Pompidou, souligne qu’en « faisant évoluer le design, Paulin transforme incidemment le travail du tapissier ». Plus loin, elle cite le concepteur : « Plus besoin de clous, ils [les artisans, ndlr] mettaient ça comme un maillot de bain. » Et à l’instar du vêtement, le meuble suit la mode, vers de nouvelles habitudes de consommation. Car les housses s’enlèvent, peuvent être changées selon les goûts ou les saisons, des usages que mettent d’ailleurs en scène certaines publicités Thonet. Paulin voit loin.

Jusqu’au-boutiste

Ce rapport sensuel aux courbes et au confort, issu de ses recherches techniques, se retrouve aussi dans la manière dont Pierre Paulin conçoit l’espace. Qu’il s’agisse d’aménager des stands ou les salons de l’Élysée, il développe des principes de double peau – parfois en tissus extensibles, parfois matérialisée par des rideaux –, texturant, habillant les pièces à la manière des meubles, sans jamais toucher aux structures porteuses. Les jeux de volumes par touches de matières, de lumières, de couleurs construisent ainsi les lieux. Il dira d’ailleurs du salon des appartements privés du couple présidentiel Pompidou : « Je me suis appliqué à étaler des choses lisses comme des galets, comme une musique d’ambiance. Mais l’architecture, je l’ai voilée, j’ai re-sculpté les pièces, pour créer une sorte d’igloo, de tente. » Dans le même esprit, il développe aussi des mobiliers à l’échelle intermédiaire, presque architecturaux, à l’instar de la Déclive, une large banquette rétractable (1966-1968), ou du Tapis siège, dont les coins relevés servent de dossier (vers 1970). Une libération du corps. L’agencement des meubles construit un paysage intérieur, qui pousse du sol au plafond et que l’on peut habiter à sa guise. Comme une synthèse, il embarque en 1972, dans l’avion qui l’emmène à Chicago, une maquette d’aménagement intérieur modulaire, le Residential Programm, sur lequel il travaille depuis 1969 pour le compte de l’éditeur américain Hermann Miller. Le projet ne verra finalement jamais le jour… de son vivant. L’année dernière, à l’occasion du off de la foire Art Basel à Miami, Vuitton a fabriqué les dix-huit prototypes des éléments du programme, rassemblés sous le titre Playing with shapes… et tous vendus à des collectionneurs. Et la liste est longue des projets en cours d’édition ou de réédition : Ligne Roset, Magis, Artifort, sans oublier la société Paulin, Paulin & Paulin, fondée par son épouse Maïa Wodzislawska-Paulin et son fils Benjamin.
Comme si l’avant-garde, elle, ne passait jamais de mode.


Architectures à vivre n°89, avril-mai 2016
pp. 46 à 58