De l’écosystème numérique

Conversation avec François Brument, designer et commissaire de l’exposition Impression 3D, l’Usine du Futur

Maëlle Campagnoli : « Impression 3D : l’usine du futur » est la première exposition française consacrée à ce sujet. Quel est son propos ?
François Brument : Je tiens d’abord à préciser que si nous avons choisi ce titre, c’est parce qu’il est générique et grand public. Mais il convient de préciser que même si le terme, dans son usage médiatique actuel, renvoie aux technologies de fabrication additive en général, il en qualifie avant tout une parmi celles qui existent aujourd’hui, et qui consiste à solidifier des poudres avec des têtes d’impression jet d’encre. D’où son nom. Ceci étant dit, cette appellation – déposée par le MIT en 1993 – a néanmoins permis de populariser ces pratiques, bien qu’elle n’ait fait émerger que l’infime partie d’un iceberg gigantesque. Aujourd’hui l’impression 3D est partout : dans les médias, les salons, les écoles, etc. La moindre petite machine de dépôt de fil constitue un événement, presque un spectacle ! Tout le monde en parle. Et tant mieux si cela attire le public. Mais par conséquent, tenter de faire une exposition objective et ambitieuse était important. Objective, parce qu’il s’agit de montrer les utilisations actuelles pertinentes qui sont faites de ces – nombreuses – techniques, ainsi que d’autres beaucoup plus exploratoires, tous domaines confondus ; ambitieuse, parce que les comprendre permet aussi de voir que leur mise en œuvre engage une mutation profonde des paradigmes de conception, production, distribution et consommation établis, et qu’au fond, l’enjeu n’est pas tant celui de l’impression 3D au sens large ou même des modes de fabrication digitale, mais bien celui de la chaîne numérique complète.

M. C. : Que faut-il comprendre ?
F. B. : Les procédés de fabrication additive ne vont pas sans la conception assistée par ordinateur, c’est à dire sans la chaîne numérique globale. Et c’est en fait tout cet écosystème digital qui est à l’origine de ces mutations, de cette révolution. L’usine du futur prend ses quartiers dans cet environnement nouveau, à toutes les échelles : industrielle et domestique. Le parti de l’exposition consiste donc à prendre ces technologies pour point de départ, à les décrypter ainsi que leurs usages, afin d’explorer ce nouveau monde, et de tenter d’en donner des clés de lecture simples et claires, de façon contextualisée. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les savoir-faire et les méthodologies y occupent une grande place, et que nous avons choisi de présenter les projets autour de thématiques transversales plutôt que disciplinaires. Quel que soit le domaine, le travail avec la machine fonctionne toujours avec celui sur le programme et vice versa. C’est une dialectique permanente. Aujourd’hui nous nous trouvons à un moment charnière. Les technologies sont extrêmement pointues, mais quand même encore en développement. Ce qui ouvre un espace à l’intérieur duquel on peut imaginer des scénarios infinis, où l’on a la possibilité de faire évoluer l’outil en même temps que le projet, même si évidemment, cela nécessite une bonne connaissance des techniques et des logiciels. Cela fait aussi émerger de nouveaux métiers. Parce que l’imprimante 3D qui peut tout faire, avec n’importe quel matériau, dans n’importe quelles dimensions n’existe pas.

M. C. : En quoi l’écosystème numérique fait-il muter notre paradigme contemporain ?
F. B. : La seconde révolution industrielle a généré une segmentation des tâches, du travail, une hiérarchisation mais aussi une segmentation sociale. Cette révolution-là, au contraire crée de la continuité, de la fluidité entre les étapes et les acteurs de la production, et voit émerger une dimension collaborative, et ce, même en dehors du cadre de l’open source. Un processus digital permet de faire travailler tout le monde en même temps et n’importe où, certes à des degrés différents, mais de façon partagée. Ainsi l’usine du futur englobe de manière transversale la conception, la fabrication, la distribution, et voire même la consommation dans un espace/temps transformé. Une imprimante 3D n’est au fond qu’une autre stratégie de mise en forme de la matière. Par contre, on fabrique à partir d’un fichier, de quelque chose d’immatériel, et qui plus est ubiquitaire, avec internet. La nouveauté réside donc dans le fait que la chaîne numérique explose, ou en tous cas réorganise, les réseaux de fabrication et de distribution. On peut concevoir un objet à un endroit, adapté aux contraintes d’une technologie spécifique, puis le fabriquer n’importe où dans le monde, et au coup par coup. L’utilisateur peut également soudain prendre part au processus de création, voire même devenir lui-même fabricant. Un changement de taille ! Le projet, comme l’outil peuvent évoluer de manière souple. Or cette notion d’hyper souplesse est fondamentale, parce qu’elle questionne celle du standard, sur laquelle la chaîne de production industrielle repose aujourd’hui, en partie pour des raisons de rentabilité économique, vers un modèle que l’on peut qualifier d’adaptatif. L’idée de fabriquer un monde simultanément global et local, général et particulier, personnalisé, adapté, hyper optimisé, traverse la quasi intégralité des projets présentés dans l’exposition. De fait ils remettent aussi en cause nos manières de consommer, en proposant par exemple une alternative à l’obsolescence programmée des objets. Au fond, avec la révolution numérique, c’est presque notre modèle sociétal entier qui se transforme !

M. C. : Cette réorganisation de la chaîne de conception, production et distribution a donc de multiples conséquences. Elle fait muter les savoir-faire, les métiers, les modes de vie, mais est également à l’origine de l’émergence modèles économiques nouveaux ?
F. B. : Absolument ! Il y a quelques temps, Amazon, l’un des leaders mondiaux de la distribution en ligne a déposé amazon3dprinting.com. Certes, ce n’est qu’un dépôt de nom de domaine, mais symboliquement, cela fait passer l’entreprise de distributeur à fabricant. On peut alors s’interroger : lorsqu’une une marque mettra en vente des objets sur ce site, aura-t-elle encore besoin de posséder son propre outil de production ? Et dans ce contexte, si le bien manufacturé ne constitue plus sa source de rémunération, d’où proviennent les profits ? Les designers aussi deviennent des entrepreneurs ! À cet égard, Freedom of creation est exemplaire. Lorsqu’il a commencé, le designer Janne Kytannen concevait des objets intelligents par rapport aux technologies disponibles. Puis il a créé des gammes et acheté des machines pour proposer ses produits à la vente, ce qui l’a poussé à développer également un service. Il est donc devenu une entreprise, qui a finalement été rachetée par 3D Systems, qui voyait là la possibilité de commercialiser aussi des applications directes de ses propres technologies. D’autres sociétés – c’est par exemple le cas de Phonak, un fabricant d’embouts auditifs –, ont pu optimiser de façon spectaculaire leur fonctionnement ; d’autres encore ont carrément structuré leur activité autour de ces technologies. Et puis il y a la brèche ouverte par l’open source et les modèles collaboratifs, où l’on partage les compétences et les moyens à l’échelle mondiale, où l’on développe aussi des services qui peuvent avoir une résonnance politique. Mais encore une fois c’est la souplesse offerte par l’écosystème digital qui le permet. Et puis open source ne veut pas dire gratuit. Dans le cadre de la fabrication, il y a quand même un coût matière/machine, à prendre en compte. Mais c’est un espace qui permet d’explorer des territoires hybrides, alternatifs, qui répondent aussi à des besoins spécifiques, parfois nouveaux.

M. C. : Cette usine du futur n’est donc pas si lointaine !
F. B. : En fait, cette révolution à l’œuvre est constituée de plusieurs temporalités. Dans certains projets, l’usine du futur est en quelque sorte déjà là, dans d’autres, elle est en cours de construction, parce que les machines n’ont pas encore été inventées. Imprimer une base lunaire est conceptuellement possible. Dans les faits, c’est une autre histoire ! Et puis il est aussi intéressant de constater que les technologies de fabrication digitales actualisent aujourd’hui un futur projeté dans les années 1930 ou 1950 ! Lorsque W.W. Beach dessinait un projet d’autoroute littéralement fondue dans le désert, avait-il l’intuition que Markus Kaiser le rendrait faisable avec une toute petite machine de frittage de sable solaire ? Ou que Marcelo Coelho concentrerait la cuisine du futur de Frigidaire dans une imprimante alimentaire ? Mais parler du futur, c’est aussi être ancré dans le présent, non ?


Impression 3D, l’usine du futur, de François Brument et Maëlle Campagnoli
Extrait pp. 12-19
Éditeur : Dunod, 2016
ISBN : 978-2-10-074684-2